COUR D ASSISES DES BASSES- PYRÉNÉES, A PAU
Présidence de M.Bordenave d’Abère, conseiller à la Cour d’appel de Pau
AFFAIRE DES TROUBLES DE TOULOUSE
LA COMMUNE
Noms des accusés
Armand Duportal, ancien Préfet
Castelbou, ancien Maire
Ducasse, journaliste
Cavabre, ancien chef de la Police de sûreté (en fuite)
Jacob, ancien agent de Police
Dunac,négociant
Saint-Gaudens, régisseur de Théâtres
Noms des défenseurs
Me Lechevalier, avocat à Paris
Me Ebelot, Maire de Toulouse
Me Cousin, avocat à Toulouse
Me Favabel, avocat à Toulouse
Me Ferran, avocat à Toulouse
Me Carcenac, avocat à Albi.
Audience du 8 août 1871
Extraits
ACTE D ACCUSATION
Le procureur général près la cour d’appel de Pau,
Vu l’arrêté de la Cour d’appel de Toulouse (chambre des mises en accusation), en date du 9 juin 1871,qui renvoie les nommés
Duportal Pierre Louis Armand, ancien préfet
Cavaré, Cléry, Jean- Baptiste, directeur de la sûreté publique
Castelbon, Léonce, ancien maire de Toulouse
Ducasse, Pierre Félix, journaliste
Savy, Paul Bernard, imprimeur
Dunac, Joseph, propriétaire
Jacob,Jean,Mathieu,Louis, agent de police
Saint-Gaudens, Jean, Antoine, artiste dramatique
Tous demeurant à Toulouse, devant la cour d’assises, comme accusés d’attentats commis dans le but soit de changer, soit de détruire le gouvernement, soit d’exciter les citoyens à s’armer contre son autorité, d’attentats dans le but d’exciter à la guerre civile, d’actes arbitraires et attentatoires à la liberté individuelle, de délits de presse et de complicité de ces crimes et délits ;
Vu l’arrêt de la Cour de cassation (chambre criminelle ) ,en date du 29 juin 1871, qui renvoie par devant la Cour d’assises du département des Basses- Pyrénées la prévention portée contre les dits accusés, expose que des pièces de la procédure résultent les faits suivants :
L’insurrection qui a couvert Paris de sang et de ruines, devait ,dans la pensée de ses auteurs, s’étendre à la France entière :elle ne pouvait réussir qu’à cette condition .Le mouvement séditieux était préparé dans les grandes villes. Il a éclaté dans plusieurs notamment à Toulouse.(…) proclamée le 25 mars, et, pendant trois jours la ville fut livrée à une sédition qui avait été organisée par le représentant même du gouvernement légal, par le préfet Duportal.
Duportal s’était acquis une grande notoriété comme rédacteur en chef de l’Emancipation, de Toulouse ;il avait fait dans ce journal une opposition habile et violente à l’Empire ; sa polémique ardente avait attiré sur lui l’attention publique, on connaît l’exaltation de ses opinions politiques et sociales ;on sait aussi qu’il combattait toutes les croyances religieuses et qu’il ne craignait pas d’arborer le drapeau du matérialisme. Devenu, après le 4 septembre, préfet de la Haute-Garonne, il se préoccupa, avant tout, d’assurer le triomphe de ses idées politiques et la conservation de ses fonctions.
Le journal auquel il les devait était resté entre ses mains. On ne l’avait pas remplacé dans l’emploi de rédacteur en chef. Il était toujours l’inspirateur et le maître de l’Émancipation ; il y trouvait un puissant moyen de défense pour lui-même, une arme redoutable contre ses adversaires Il avait à ses ordres les divers rédacteurs qui se succédèrent et qui comme l’accusé Ducassé, étaient ses amis ses créatures.
Il puisa aussi une force considérable dans le renouvellement de la police et dans l’organisation de la garde nationale.
La direction de la police fut confiée à l’accusé Cavaré, homme énergique, sans peur et sans scrupules, entièrement dévoué à Duportal. Celui-ci désigna quelques-uns des agents ; Cavaré choisit le reste ;la plupart étaient des hommes tarés. Parmi les moins honnêtes et les plus ardents, on distinguait l’accusé Jacob.
Lorsqu’on établit la garde nationale à Toulouse .au mois de septembre 1870, on y compris pas même le tiers des citoyens que la loi appelait à en faire partie. Pour recevoir des armes, il fallut en général professer des opinions avancées et la garde nationale fut presque exclusivement composée des partisans de Duportal.
L’armée n’était représentée à Toulouse que par une faible garnison. Il est vrai que l’autorité militaire possédait l’Arsenal. Mais le 31 octobre il fut occupé par la Garde nationale, le général Courtois d’Hurbal qui voulut s’y opposer fut entraîné au Capitole et traduit devant le Comité de Salut public. Les menaces les plus graves ne purent le déterminer à consentir à l’abandon de l’arsenal. On l’enferma à la Préfecture et la liberté ne lui fut rendue qu’à la suite de sa démission. Le Préfet désigna alors comme général de division le commandant de la garde nationale, Il révoqua aussi, de son autorité privée, le colonel de Croutte, directeur de l’arsenal, et le remplaça par son fils, l’ingénieur Duportal. En présence de pareils actes, les membres du gouvernement de la défense nationale réclamèrent la démission du Préfet de la Haute-Garonne. Celui-ci leur adressa ,le 7 novembre, la réponse suivante, qu’il eut soin de rendre publique : » Vous me demandez ma démission que celui d’entre vous qui a fait un seul jour de prison pour la République vienne la chercher." En même temps une manifestation tumultueuse forçait Monsieur Huc a refuser la Préfecture de Toulouse à laquelle le gouvernement l’appelait. C’est par de tels moyens ,c’est par son alliance avec le parti avancé, avec la garde nationale, avec la commission municipale de Toulouse et le maire Castelbou, que Duportal espérait encore au mois de mars 1871, rester au pouvoir .Il croyait s’être rendu nécessaire pour maintenir l’ordre au milieu des éléments révolutionnaires qu’il excitait sans cesse et qu’il semblait diriger à son gré .
Dès le 18 mars, avant les événements de Paris, l’Emancipation, rédigée alors par l’accusé Ducasse soutenait déjà la cause de l’insurrection. » Que Paris disait-elle, songe à se sauver lui-même en nommant la Commune. Allons ! debout ! C’est le moment Toutes les grandes villes attendent le signal. » Le numéro du 18 mars annonçait la présence, à Toulouse, de Razoua, représentant du peuple démissionnaire, qui devait être bientôt un des membres de la Commune de Paris. Razoua fut reçu à la Préfecture et se rendit avec le Préfet au club du Colysée. Dans une séance précédente, on l’avait désigné, en son absence, comme délégué de Toulouse, auprès du Comité central de l’alliance républicaine de Paris. Dans la séance du 18, il vint accepter ce mandat ; Il félicita le parti révolutionnaire de Toulouse de sa puissante organisation et se chargea de le mettre en communication avec Paris. Duportal prenant ensuite la parole, affirma « que la Révolution et la République avaient en lui un défenseur énergique Il annonça qu’il était menacé d’avoir un successeur à la Préfecture. Mais il n’abandonnerait pas sa position, tant qu’il pourrait être utile à la cause révolutionnaire ; il descendrait plutôt dans la rue. La Préfecture renferme les armes et des cartouches, il en donnera à tout le monde .Vous savez que je suis un homme d’action, ajouta-t-il ,vous pouvez compter sur moi ,mille dieux ! vous me verrez à l’œuvre. » .
Le lendemain, on apprenait à Toulouse que la Commune venait d’être proclamée à Paris. Une grande agitation se répandit dans la ville. On demanda que la garde nationale fût remise en possession du poste rendu récemment à la troupe de ligne. Duportal alla, avec quelques membres de la commission municipale, porter cette déclaration au général de division. En présence de l’émotion populaire, il parut prudent d’abandonner à la garde nationale le poste qu’elle demandait. Elle se trouva ainsi maîtresse de la ville et du principal établissement militaire.
Dès que cette étrange situation avait commencé à se dessiner, les chefs de la magistrature avaient cru devoir intervenir .Le premier président avait convoqué chez lui ,le 21 mars, le Préfet et (…) Maire , et, en présence du procureur général et du procureur de la République ,il les avait mis en demeure de se prononcer pour Versailles ou pour Paris.Duportal et Castelbou reconnurent alors que le gouvernement de Versailles était seul légal et lui promirent leur obéissance .Dans la même journée ,Duportal s’engageait à calmer les violences de l’Emancipation . En effet, dans le numéro du 21 mars, ce journal avait osé proclamer les sympathies « pour les vaillants lutteurs de la Commune de Paris. Il s’associait à leurs espérances et leur garantissait l’adhésion de toutes les grandes villes. Déclarons, disait-il, que l’Assemblée nommée pour faire la paix a accompli son mandat. Que le gouvernement de Versailles lui-même s’il existe encore, se charge de cette exécution. »
Malgré les promesses de Duportal, le journal ne changera pas de ton. Le numéro du 22 déclara encore qu’à ses yeux la Révolution était accomplie, que le pouvoir nouveau, établi par le peuple de Paris était désormais la seule légitime. Le même numéro contenait un appel à l’armée qui fut répété le 24 mars. On disait aux soldats : » Nous ne tirerons pas sur vous, faites le serment de ne pas tirer sur nous et d’imiter l’admirable exemple de l’armée de Paris . »
Ces articles et ceux qui sont encore incriminés étaient rédigés par Ducassé et imprimés par Savy.
Aux excitations de la presse se joignent celles des clubs. La réunion du Colysée, qui n’avait lieu auparavant que deux fois par semaine, se déclara en permanence. Les officiers de la garde nationale furent convoqués. On les fit comparaître tour à tour devant le bureau et ils durent prendre l’engagement solennel de défendre la République. Ils étaient prêts à agir et demandaient des cartouches.
(…)
Malgré tous ces efforts ,sa révocation fut maintenue, et le 24 mars M. de Kératry lui annonçait officiellement qu’il venait le remplacer ;il lui rappelait ses déclarations de fidélité au gouvernement de Versailles faites en présence des généraux, et lui demandait son concours pour assurer l’ordre public .Dans sa réponse ,datée du 25 mars ,Duportal invita M. de Keratry à venir, le jour même à la Préfecture, assister la réunion des officiers de diverses milices convoqués pour organiser les bataillons de la garde constitutionnelle.
Cette lettre manifestait à l’égard du gouvernement de Versailles une hostilité que Duportal dissimula encore moins aux magistrats. Le premier Président était allé le même jour, dans la matinée, avec le Procureur général et le Procureur de la République, sommer le préfet d’expliquer son attitude et de faire connaître ses résolutions. Celui-ci lui répondit : » Le gouvernement de Versailles m’a retiré sa confiance ; à mon tour je lui retire la mienne et je vais dès aujourd’hui reprendre la direction de mon journal et ma liberté de simple citoyen. Il n’y aurait pas eu d’émeute si j’étais resté préfet. Une heure après que j’aurais quitté la Préfecture, je ne réponds plus de rien. »
Cavaré qui était survenu ajouta : » Et moi aussi, j’ai donné ma démission. Je ne suis plus rien ; s’il arrive quelque chose, je laisserais faire. »
Tandis que ces explications s’échangeaient à la Préfecture, les officiers se réunissaient au Capitole et se concertaient pour organiser une protestation armée contre la nomination de M. de Keratry Il fut convenu que le rappel serait battu et que la garde nationale toute entière se rendrait à la Préfecture, où cependant les officiers étaient seuls convoqués.
A une heure de l’après-midi, les divers bataillons réunis sur la place du Capitole se mirent en marche vers la place Saint-Étienne. Les officiers entrèrent dans l’hôtel du préfet.
Duportal les attendait. Il leur déclara qu’il allait quitter la Préfecture ; il exprima ses regrets ; après avoir toujours rempli son devoir, il ne croyait pas mériter le traitement qui lui était infligé. Il dit aux officiers qu’il les avait appelés pour savoir s’ils voulaient former une garde constitutionnelle. Non ! Non ! s’écrie-t- on de tous côtés.
A ce moment, une personne s’étant rapprochée de Duportal et lui ayant dit quelques mots à voix basse, il annonça que M. de Kératry venait d’être arrêté.
Cette nouvelle, qui d’ailleurs n’était pas exacte, fut reçue aux cris de : »Vive Paris ! Vive la Commune ! Oui !oui ! la Commune ! ». On proposa de conférer à Duportal les fonctions de délégué de la Commune à la préfecture. Il prétexta d’abord sa révocation et annonça l’intention de rentrer dans la vie privée et dans le journalisme ; puis il céda bientôt aux instances des officiers. » Puisque vous le voulez absolument, dit-il j’accepte et je vous suivrai au Capitole « .
Cette décision est aussitôt annoncée à la garde nationale qui était restée sur la place Saint-Etienne. Les cris de : » Vive Paris ! Vive la Commune « éclatent dans les rangs et ont conduit du Duportal au Capitole.
Tout y semblait disposer en vue de l’émeute ; des munitions et des fusils avaient été préparés dans les bureaux de la police ;la plupart des agents étaient réunis en armes sous les ordres de Cavaré. Quelques-uns d’entre eux, notamment l’accusé Jacob, avaient confectionné un drapeau rouge.
Duportal trouve au Capitole Castelbou et confère quelques temps avec lui. Ils sont bientôt rejoints par les officiers, tandis que les gardes nationaux restent rangés sur la place. Une discussion confuse s’engage. Duportal la clôt en disant qu’il faut une proclamation et il va la rédiger dans le cabinet du maire.
Au bout d’un quart d’heure, il revient avec un manifeste portant que la garde nationale a proclamé l’organisation de la Commune de Toulouse aux cris de Vive Paris ! Cette Commune déclare M. de Kératry déchu de son titre de préfet et maintient le citoyen Duportal en qualité de délégué de pouvoir central à la Préfecture. Elle somme enfin le gouvernement de dissoudre l’Assemblée nationale.
Ce manifeste est accepté par les officines. Ils demandent qu’il soit lu immédiatement aux gardes nationaux et au peuple. On cherche un lecteur, et le choix tombe sur l’accusé Saint-Gaudens, artiste du théâtre de Toulouse, qui prenait part à la manifestation en qualité de capitaine adjudant- major. Il reçoit la proclamation, en prend connaissance, l’étudie un instant, puis en donne lecture du haut du balcon du Capitole.
Avant d’envoyer le manifeste à l’imprimerie, on proposa d’abord de le faire signer par les officiers présents, puis on s’arrêta à l’idée d’ajouter au manuscrit le nom de tous les officiers de la garde nationale. Le commandant major Dunac alla en chercher la liste dans son bureau. Le manifeste fut affiché dans toute la ville, sur des placards en forme officielle avec le nom des cent-vingt-trois officiers de la garde nationale. Duportal notifia de son côté, au Gouvernement de Versailles l’avènement de la Commune de Toulouse.
(…)
Il reste maintenant à la justice de déterminer la responsabilité qui doit atteindre les auteurs de ces troubles et leurs principaux complices, c’est-à-dire un préfet qui pendant plus de six mois a tenu son département sous la menace de la guerre civile, qui a gouverné par la terreur et a voulu se maintenir par l’émeute contre la volonté du gouvernement qu’il trahissait :
Un maire que la passion politique et l’ambition ont associé aux actes criminels du préfet.
Le chef et le principal agent d’une police sans principes et sans honneur.
Deux officiers de la garde nationale qui ont pris une part spéciale à la proclamation et aux actes de la Commune révolutionnaire.
Enfin un journaliste qui a prêché avec la plus audacieuse violence la révolte contre l’autorité légitime et qui a préparé, excité, soutenu l’insurrection.
Il appartient au jury de faire justice des coupables et d’assurer le respect de l’ordre social et des lois.
En conséquence sont accusés :
Pierre-Louis-Armand Duportal ;
1° D’avoir dans le mois de mars 1871, à Toulouse, commis un attentat, dans le but, soit de changer, soit de détruire le gouvernement, soit d’exciter les citoyens ou habitants à s’armer contre son autorité ;Et ce, avec cette circonstance que le dit Duportal était alors, en qualité de préfet de la Haute-Garonne, chargé de surveiller et de réprimer cet attentat
2° D’avoir, au même lieu, et à la même époque, commis un attentat dans le but d’exciter la guerre civile, en armant ou en portant les citoyens ou habitants, à s’armer contre les autres ;Et ce, avec cette circonstance qu’il était alors, en qualité de préfet de la Haute-Garonne, chargé de surveiller et de réprimer cet attentat.
3° D’avoir au même lieu et à la même époque, étant fonctionnaire public, agent ou préposé du gouvernement, prescrit au directeur du télégraphe de Toulouse, de lui communiquer toutes les dépêches télégraphiques politiques que ledit directeur recevrait et de n’en transmettre aucune sans son visa.
4° D’avoir ,au même lieu, et à la même époque, étant fonctionnaire public, agent ou préposé du gouvernement, arbitrairement attenté à la liberté individuelle de M.de Kératry en donnant l’ordre de l’arrêter ;
5°D’avoir, au même lieu, et à la même époque, étant fonctionnaire public, agent ou préposé du gouvernement, arbitrairement attenté à la liberté individuelle de M.Mulé, secrétaire général de la préfecture, en donnant l’ordre de l’arrêter ;
6° D’avoir, au même lieu, et à la même époque, étant fonctionnaire public, agent ou préposé du gouvernement, arbitrairement attenté à la liberté individuelle de M.Delcurrou, procureur de la République, en donnant l’ordre de l’arrêter ;
7° D’avoir, au même lieu, et à la même époque, étant fonctionnaire public, agent ou préposé du gouvernement, arbitrairement attenté à la liberté individuelle de M. le directeur des postes, en donnant l’ordre de l’arrêter.
(…)
Fait au parquet de la cour d’appel de Pau, le 20 juillet 1871.
Le procureur-général
GEORGES LEMAIRE
Après la lecture de ce document, l’audience continue.
Source :
Supplément au JOURNAL DE TOULOUSE
Collection particulière
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Cour d'assises
Dossiers de procédures
2 U 1044 (7-15 août 1871)
Les AD 64 renvoient également vers le 2 U 1062 (3 e trimestre 1874)